.
.
Maroc. Bienvenue en Absurdistan
Dossier de TelQuel
Il s’agit plutôt d’un cri – celui d’un
intellectuel marocain brillant mais méconnu, qui assume pleinement sa
subjectivité.
Avec sa raison mais surtout avec ses
tripes, Lahcen Berkou dénonce “les turpitudes et les contradictions d’une
société marocaine à la dérive”, devenue “une jungle livrée à la loi du plus
fort, où l’individualisme s’est incrusté avec cette violence qui caractérise la
prédation”.
Aux nantis obsédés par “la frime”, les
couches populaires “opposent sans complexe une anarchie désarmante, écho de la
Siba de naguère”.
Quant aux “contraintes liées à
l’exercice du droit et des libertés”, chacun, riche ou pauvre, s’évertue à s’en
exonérer, ajoutant à “la raison du plus fort” celle… du plus malin.
Une
analyse crue, sans concession, salutaire – à lire d’urgence.
La société marocaine a la certitude de s’être définitivement installée
dans la modernité. Une “modernité” visible, évidente, nous répète-t-on.
La pensée commune s’entête et l’affirme comme allant de soi. Certes, on
voit bien que la classe moyenne accède de plus en plus à la consommation des
biens d’équipement moderne.
Mais il est faux d’établir, de fait, une adéquation entre
l’appropriation de ces “signes” et la revendication de la modernité. Le pas
serait abusif.
La modernité, cette
illusion
En réalité, la modernité ne se dévoile pas sur les murs et les enseignes.
Elle ne se rencontre pas dans les parcs, les supermarchés et les réseaux
autoroutiers.
Pas plus qu’elle ne se laisse réduire aux artefacts de la consommation,
aussi moderne soit-elle.
Non. La modernité se donne à lire dans l’aptitude à une bonne et authentique
gouvernance, au niveau politique.
Elle s’appréhende dans les capacités d’une société à se construire un
espace de citoyenneté qui met en scène l’individu souverain dans ses actes et
dans ses engagements, quand ils sont gouvernés par la raison et affranchis de
toute transcendance.
La raison confère à l’individu sa pleine liberté de citoyen qu’il exerce
en convoquant, dans l’exercice de la liberté, l’expérience des limites qu’elle
lui impose.
On ne conçoit pas une liberté qui nie celle des autres ou qui la contrarie. C’est un lieu commun.
La liberté est un continuum où les contiguïtés de ses représentations et
de sa pratique édifient un espace civique où s’assument les droits et les
devoirs inhérents au principe de responsabilité citoyenne.
Penser son individualité et faire valoir sa liberté, c’est assurément
une façon de se tourner vers la modernité.
Les sociétés traditionnelles revendiquent, certes, les mêmes caractères
“d’individualité” et de “liberté”. Mais en les “diluant” dans et pour la
pérennité du groupe.
Par ailleurs, ces sociétés règlent leur présent sur l’invocation de leur
passé. Leur présent n’est alors qu’une contextualisation figée de leur passé, à
travers les rites, les coutumes et les traditions intériorisées.
C’est que la modernité n’est pas donnée une fois pour toute. Elle ne
connaît pas l’immuable.
Elle admet ; elle appelle les ruptures. On n’est pas installé dans la
modernité quand le poids, les lourdeurs du passé gèrent le présent et l’avenir.
La modernité est un projet d’émancipation sociale, sans cesse renouvelé.
Un projet inachevé, qui a le mérite d’inciter à une constante remise en
question de soi, des normes et des valeurs sociales. Entrer dans la modernité,
c’est tout simplement vivre avec son temps.
L’espace public, ce
bien commun
De tout temps, les sociétés humaines ont œuvré, chacune dans sa
singularité, à l’édification d’un espace public, enjeu de leur cohésion
sociale.
Des grottes du néolithique aux steppes de l’Asie centrale, des savanes
africaines à la place de mai en Argentine, en passant par l’Agora des Grecs,
les sociétés humaines, selon leur génie, ont construit leur espace public, en y
privilégiant une aire de pratiques et de représentations visant à une
régulation des mœurs et des conduites des groupes sociaux.
Les Grecs, bien évidemment, ont marqué l’histoire universelle. On a
davantage retenu l’Agora que le baobab ou l’arbre à palabres des sociétés
africaines traditionnelles.
Le modèle grec a inspiré l’espace social de l’Europe, comme il lui a
fourni les fondements de ses démocraties, politiquement parlant.
La structuration de l’espace public en tant que champ de l’agir
individuel et collectif est consubstantielle des enjeux de société qu’il porte
et incarne.
Un espace régi par des velléités coercitives inhibe les réseaux
d’interactions des hommes, leur volonté, leur liberté.
Il force à une crispation des mentalités. Un tel espace de “forclusion”
génère de la violence, intériorisée ou flagrante, parce que les hommes ne s’y
reconnaissent pas, ne le reconnaissent pas comme “un bien commun”, selon
l’expression d’Aristote.
L’espace marocain, quant à lui, ne souffre plus de ces coercitions
d’antan. Mais il continue de porter les stigmates d’un régime défunt.
Il peine à se libérer de lui-même. Enchaîné aux réflexes de survie, il
manifeste encore les turpitudes et les contradictions d’une société à la
dérive.
Il est loin d’avoir atteint un semblant de citoyenneté. C’est bien un
espace public, comme une jungle est une jungle.
L’individualisme s’y est incrusté avec cette violence qui caractérise la
prédation. Le fort y est fort, le faible y est faible.
Les deux y sont liés par ce fatal attrait du prédateur pour sa proie.
Livré à la raison du plus fort, notre espace public prédispose à une mentalité
agressive du “bec et de la griffe”, selon la formule de Jean-Marie Pelt (La
raison du plus faible, Ed. Fayard, 2009).
Le principe qui régit les relations individuelles se résumerait dans ce
mot d’ordre, résonance d’un écho primitif, forgé par le même Pelt :
“Mangez-vous les uns les autres”.
On serait en peine de déceler, à
l’intérieur de cet espace, la figure du citoyen responsable, respectueux de
lui-même, des autres et du bien commun.
Le paradoxe de l’espace public marocain, c’est qu’il se réclame d’un
changement longtemps espéré, enfin advenu, en même temps qu’il mobilise et
convoque, pour son fonctionnement, des attributs de stéréotypies de
comportements et de conduites archaïques ou anachroniques.
Le changement n’est que représentation de façade, les mentalités
demeurent les mêmes, au point qu’il n’est pas abusif de penser que l’espace
public est gangrené par cette contradiction : changer pour rester le même ou
rester le même dans le changement.
Une quadrature du cercle. L’espace public marocain a sa propre
grammaire. Il s’y pratique une conjugaison rigide de l’un sans les autres, sans
le tout.
Classe moyenne,
parlons-en
La classe moyenne, aux contours encore indéfinis au Maroc, aime bien
afficher son statut et ses privilèges, légitimes et prétendus comme tels,
toujours de manière ostentatoire et souvent vulgaire.
Elle ne semble pas avoir fait sien l’adage de prudence : “Pour vivre
heureux, vivons cachés”.
Attitude de classe et de parvenus en mal de reconnaissance, qui aspire à
un double effet de distanciation et de proximité.
Au premier est dévolu le rôle de maintenir et d’accentuer les écarts
symboliques de classe en déployant des attributs matériels réputés hors
d’atteinte des couches sociales à revenus faibles.
Au second est affectée l’ambition d’affirmer la maîtrise des codes
sociaux des classes dirigeantes détentrices des modèles dominants du marché
symbolique du pouvoir.
Obnubilée par son désir d’assimilation, la classe moyenne pèche par
excès de zèle, adopte puis adapte, dans leur forme caricaturale, les traits
distinctifs convoités.
La voiture en est un exemple emblématique parce qu’elle permet, grâce à
son rayon d’action, à sa visibilité, une meilleure diffusion des manières et
des manies qui font sa marque de fabrique, son “appellation d’origine
contrôlée”.
La classe moyenne n’a pas l’âme écologique. Les pays industrialisés
portent leurs efforts sur la réduction de l’effet de serre qui hypothèque
l’avenir de la planète.
En matière automobile, les constructeurs ont opté pour des véhicules à
faible consommation d’énergie, sous la pression de l’opinion publique avertie
et des courants du développement durable.
La classe moyenne marocaine, elle, affectionne et collectionne les
marques cotées, en particulier les “quat’quat”, gourmands et polluants.
Qu’à cela ne tienne, la parade n’a pas de prix. Il s’agit de montrer les
accessoires fétiches d’une proximité au pouvoir central.
Et, comme deux précautions valent mieux qu’une, un soin particulier est
apporté au choix de la couleur des véhicules.
Qui a dit que le noir n’est pas une couleur ? Si, si ! Celle des
cortèges royaux, des officiels, des habitués des méchouars, ou des cabinets
occultes.
En un mot, du Pouvoir.
C’est bien de cela qu’il s’agit. La classe moyenne entend bien faire
savoir qu’elle a du pouvoir.
Le pouvoir d’achat n’est qu’anecdotique pour elle, même si elle tire le
diable par la queue, comme tout le monde, dans le secret des découverts
bancaires ou des crédits à répétition.
Donner le change est le mode opératoire de cette élite. Tout est dans
une représentation théâtrale, tragi-comique.
Cet habitus est poussé dans son expression la plus caricaturale,
grossière, chez certains qui jettent leur dévolu sur une marque précise.
Ils commandent, quand ils n’exigent pas de leur vendeur ou de leur
concessionnaire, que leur BMW ou leur Mercedes satisfasse à ces impératifs :
teinte noire métallisée, vitres teintées et plaque minéralogique de RABAT.
Ces détails ne sont pas anodins, tant ils signifient socialement une
démarche puérile et agressive.
Puérile parce qu’elle procède d’une mystification propre à faire croire,
en en exhibant quelques oripeaux, quelques artifices, à une appartenance au
sérail du Palais royal.
Agressive car elle marque une
stratégie d’intimidation et de violence symbolique, déployée comme mode de
neutralisation des identités des classes déshéritées ou de leurs prétentions à
la modernité.
Caste, frime et Siba
La classe moyenne négocie tout le temps sa contiguïté avec le pouvoir
central. Elle tire de ses tentatives et de ses réussites en la matière (si tant
est que l’on puisse parler de réussite) des avantages certains qu’elle expose
avec la vanité et l’orgueil morbides qui siéent aux arrivistes, affairistes,
carriéristes, opportunistes et suppôts de tout poil.
Le credo de cette nouvelle “caste” est des plus simples : montrer ce
qu’elle a et se montrer telle qu’elle n’est pas.
Digne héritière du machiavélisme, elle se nourrit du cynisme de cette
doctrine, en irrigue la pensée commune et affecte les comportements sociaux
dans leur globalité. Toute fin justifie tous les moyens : tel est le levier de
la machinerie, voire de la machination, mis en œuvre.
En se prévalant, à la fois de ce qu’elle ne peut être (réellement au
cœur du pouvoir) et de ce qu’elle représente objectivement, la classe moyenne
s’enferme sur elle-même, joue des coudes, inlassablement, pour s’assurer une
respectabilité de façade, se tailler une portion gourmande de privilèges
usurpés, par le biais du clientélisme, des passe-droits.
Le tout pour parachever, en un mot, l’impunité, l’intouchabilité
derrière lesquelles elle court et s’affaire.
Ce modus operandi n’a d’autre raison que de se soustraire aux lois et
règlements bafoués avec la plus grande négligence, la plus condamnable des
légèretés.
L’idée, aussi saugrenue soit-elle mais très largement partagée, c’est
que les lois et les règlements ne sont faits que pour les va-nu-pieds, les
enturbannés, les voilées ou les crânes rasés.
La classe moyenne ne s’applique qu’une seule règle : se jouer de toutes
les règles avec, en prime, une tendance à en jouer, à frimer de tous les feux.
À ce jeu-là, elle aura réussi à enflammer le pays. Le feu couve partout.
Et personne n’est disposé à jouer les pompiers.
Pas même les supposés “va-nu-pieds”, ébouriffés de misère intellectuelle
et morale. Dans leur frénésie à imiter tout et n’importe quoi, ils en font trop
et exagèrent, dans leurs pratiques sociales, dans leurs représentations, dans
leurs désirs, le cycle de reproduction des modèles des nantis.
C’est ce que les sociolinguistes appellent un phénomène
d’hypercorrection. Eux aussi friment, de rien, pour rien.
Ils “se la jouent”, comme on dit vulgairement. Ils jouent si bien qu’ils
rendent leur pièce aux nantis de tout bord, et leur dament même parfois le
pion.
Et pas qu’aux nantis, Eux aussi ont mis le pays sous coupe réglée. Ils
ne négocient pas leur impunité dans les salons privés ou sous les lambris des
grands ministères.
Le moqaddem, le chaouch, le khalifa ou même le Si An-Naïb (le député du
coin) sont leurs alliés, leurs acolytes.
C’est qu’ils ont le bras long, eux aussi. Il ne faut pas croire. Selon
eux aussi, les lois sont faites pour les autres, mais surtout pas pour eux.
Ils sont au-dessus et ils payent pour ça.
Demandez au gendarme ou au policier qui se pointent, comme des
métronomes, le 5 du mois, ou le 15, au rond-point ou au virage le plus vicieux,
pour arrondir leurs fins de mois.
Il faut bien qu’ils vivent, eux
aussi. Ce ne sont pas des chiens, même s’ils mènent une vie de chien et que
tout les enrage. Eux aussi !
Il faut comprendre tout ce monde, même si tout le monde ne comprend rien
à tout cela.
Le temps de la
télé-modernité
La “modernité”, tous y tiennent, vent debout. Nos concitoyens se sont
affranchis des couscoussiers qui pullulaient sur leurs terrasses il y a une
vingtaine d’années, aujourd’hui remplacés par les paraboles.
Et les images de la télévision ont radicalement transformé leur univers
social, violemment perturbé leurs représentations du monde.
Leur monde n’est plus au coin de chaque rue. Il est médiatisé au travers
des spots publicitaires venus d’ailleurs, qui vantent l’ailleurs, ses temples
de consommation et leur démesure.
La modernité sur laquelle fantasment les déshérités est une coquille
évidée qui n’a aucun sens dans un espace social alourdi par des archaïsmes
tenaces, rebelles aux changements structurels.
Leur modernité est factice, corrompue et dévoyée. Elle est “attrapée”
comme des benêts attraperaient des mouches avec du vinaigre, de loin. Leur
modernité, saisie par la lucarne des téléviseurs, n’est qu’une
“télé-modernité”.
Les déshérités livrent bataille aux cols blancs, aux mains sales, aux
nantis, sur les marges de l’espace social.
Mais les uns comme les autres participent à la décomposition de ce qui
ronge le pays : les mentalités, en tout point rétrogrades et violentes.
Personne ne s’enhardit à trancher net avec ses réflexes, ses habitudes
qui oblitèrent et condamnent les voies vers une authentique modernité.
À la frime, les couches populaires opposent, sans concession, sans
complexe, une anarchie désarmante (naguère dénommée, en dialectal, Siba).
Le mot d’ordre est simple : se sortir de toute situation, en y mettant
le prix le plus insignifiant et par des détours qui ne s’embarrassent pas de
scrupules.
Tout est interprété puis transformé, c’est-à-dire dénaturé, pourvu que
soient satisfaits les petites affaires du sordide quotidien, les petits
intérêts mesquins.
Le feu rouge n’est rouge que si l’on veut qu’il soit rouge ; quant au
vert, il est totalement inutile, redondant, en l’occurrence, dans cette
logique.
Les “deux roues” ont bien un casque, mais il trône sur le guidon, quand
il ne sert tout bonnement pas de panier à légumes.
Les jeunes s’amusent à narguer les voitures et la mort, en décrivant, au
beau milieu de la chaussée, des ronds de vélo ou des huit hasardeux, sans aucun
souci.
Inutile de les rabrouer, ils recommenceront quelques mètres plus loin,
en vous gratifiant de quelques insanités du cru.
Notre espace public échappe donc à la raison. En tout cas, à une raison
reconnaissable.
Chacun s’évertue à s’exonérer des
contraintes liées à l’exercice du droit et des libertés.
L’État et ses instances
garantissent, en théorie, ce que le sociologue Jean-Daniel Raynaud appelle le
contrôle formel, à travers lequel il applique des “sanctions
institutionnalisées”.
En pratique, force est de constater que l’État est bien en peine
d’exercer son contrôle social, handicapé par son corps gangrené (la dépravation
constatée chez les auxiliaires de police et de justice, les agents de la
fonction publique).
Le phénomène est d’ampleur. Au point que l’État, comme la société,
débordé, tétanisé dans son impuissance à l’enrayer, s’accommode de toutes les
formes de déviance.
L’absence de l’État ou sa
démission n’est pas sans conséquence. Elle favorise l’intrusion, dans le champ
du contrôle social informel (les interactions de la vie quotidienne), de voix
nouvelles qui s’autorisent de nouveaux discours, revendiquent et imposent un
autre paradigme de légitimité : le paradigme religieux comme alternative au
désordre social.
Ses injonctions d’un autre temps ruinent la crédibilité largement
entamée de l’État et de ses efforts pour inscrire la société marocaine dans son
projet d’émancipation et d’éligibilité à la modernité.
Faire du neuf avec du
vieux
Aidé par les slogans vides qui lui tiennent lieu de vecteur, le discours
religieux, ou faussement religieux, compromet toute velléité de consensus dans
le processus de légitimation de la modernité.
La mobilisation autour du “dissensus” auquel ce discours appelle trouve
écho dans les couches les plus perméables à un certain islamisme rampant,
parfois radical.
L’islamisation de l’espace public avance à marche forcée et l’on ne
compte plus les véhicules qui arborent, sur leur pare-brise arrière, des
versets du Coran invitant à “ne pas oublier d’invoquer Allah”.
Le salut résiderait dans cette ultime et suprême invocation qui
prémunirait de tout et de tous.
Mais si, d’aventure, elle venait à ne pas suffire, des calligraphes
anonymes ne manqueraient pas, pour vous conseiller, pour votre salut, en toutes
circonstances et en dernier ressort, de vous en remettre à “Dieu, clément et
miséricordieux”. Le credo ne date pas d’aujourd’hui.
La faillite du politique et les nouveaux dérèglements sociaux ont laissé
le champ libre aux spéculations les plus douteuses sur la puissance du
religieux, seul à même de rétablir la paix sociale, en moralisant les mœurs et
en retournant aux fondamentaux de l’islam.
Une entreprise anachronique et passéiste qui trouve entrepreneurs
nouveaux et relais efficaces.
Faire du neuf avec du vieux, pourquoi pas, si nous ne savons pas y faire
avec le neuf ou s’il n’est pas taillé pour nous.
Seulement voilà, les “entrepreneurs de morale”, selon l’expression du
sociologue Howard Becker, tentent d’imposer de nouvelles normes de conduite
dans lesquelles s’inscrivent, comme en négatif, tous les travers, toutes les
déviances.
Les versets du Coran couvrent les pare-brise des véhicules et appellent
à la moralisation forcée des comportements et des mœurs.
Mais ceux qui participent à ce mode de diffusion ne sont pas les moins
portés sur les incivilités et les dérogations aux règles de sécurité et de
courtoisie de la route.
Les voitures s’improvisent en minbars et en tribunes pour la prédication
et le prosélytisme.
Elles servent de relais à une violente croisade qui fait fi des libertés
publiques ou des règlementations de la voie publique.
S’en remettre à Dieu à chaque transgression, c’est se retirer du monde
en se mettant en marge des institutions des hommes, en négligeant de contribuer
à consolider les prémices d’une modernité fragile qui peine à affirmer sa
rationalité.
Il n’est pas sûr que les nouveaux entrepreneurs aient pris toute la
mesure de ces enjeux.
Et il est permis de douter de
leur volonté d’y souscrire.
Le sort des hommes ne les intéresse pas. Ce qui les motive est de l’ordre
du divin, transcendant tout. L’au-delà est leur seul enjeu. La société, ses
hommes, ses règles et ses lois sont relégués au second plan de leurs
préoccupations.
Sisyphe, version
marocaine
Ces postures de repli ne portent pas à la grandeur tant elles cultivent
les paradoxes et réduisent les atouts de la modernité.
Les mosquées, lieu de leur prédilection, ne désemplissent jamais. Elles
débordent jusque sur la voie publique et dérèglent la circulation.
Bousculer l’ordre profane pour que s’épanouisse le sacré, là réside le
sens de cet activisme moralisateur.
Là se lisent tous les désordres. Il n’y aurait rien à redire si tout
cela donnait à observer dans le tissu social quelque effet de rectitude morale
ou de redressement des comportements déviants.
Il n’en est rien. Toutes proportions gardées, l’afflux vers les mosquées
n’est que l’occasion d’une cérémonie pénitentielle au cours de laquelle chacun
vient trouver absolution à ses péchés.
Les mosquées semblent coupées des réalités sociales dont, naguère, elles
ont fait leur pain quotidien.
Leur emprise, en tout cas, sur l’hypocrisie générale est amoindrie. Tous
les enturbannés, les barbus ou les imberbes qui se déversent sur les trottoirs,
après les prières, oublient allègrement sermons, versets et hadiths pour se
remettre à cracher à vos pieds, multiplier les jurons, etc.
Ils sont prêts à refaire le plein des incivilités, des entorses à la
loi, des manquements aux devoirs, en attendant le prochain office du vendredi
saint qui les lavera, de nouveau, bien blancs. Le mythe de Sisyphe version
moderne, et marocaine, en quelque sorte. Absurde.
Les Marocains cultivent le paradoxe. Les désordres qu’ils produisent
dans leur espace ne sont jamais perçus comme la conséquence des dérives et des
manquements de chacun.
La responsabilité est rejetée sur les “autres”, entité diffuse et
anonyme. “L’enfer, c’est les autres”, comme l’écrivait Jean-Paul Sartre.
Les incertitudes de la
transition
Que les Marocains s’accablent de violentes invectives, est le signe que
la société ne s’est pas libérée des brutalités et des exactions d’hier.
L’enfer, assurément, est partout. Il provient de loin. De l’histoire
récente du pays, de ses années dites de “plomb” qui ont creusé le lit de tous
ces dérèglements dont les mentalités portent toujours les stigmates.
Peut-être faudra-t-il accepter l’idée que ces bouleversements soient
naturellement inhérents à toute transition.
Et peut-être nous est-il permis de nourrir quelque espoir de ne pas voir
le pays sombrer dans le déclin…
Tendance. “Vive le roi, Vive le Je !”
Nul doute que l’avènement de Mohammed
VI aura débridé les esprits longtemps aliénés, réhabilité la parole injustement
confisquée, fait éclater nombre de tabous.
L’évènement est d’importance. Mais,
comme la boîte de Pandore, il n’aura pas répandu que des bienfaits.
Il aura provoqué, dans son sillage, ce
que les stratèges, d’un euphémisme douteux, ont nommé “des dégâts collatéraux”.
Recouvrant leur liberté, les Marocains,
encore maladroits dans le délicat exercice des libertés auquel ils ne se sont
pas préparés, ont versé dans tous les excès.
Désormais, la liberté est perçue comme
un sauf-conduit pour toute forme de débordement.
Le Marocain, hier séquestré dans le
noir obscur, revendique, tapageur et forcené, un individualisme tenace et démesuré,
violemment aveuglé par le nouvel éclat.
Rien ne doit plus pouvoir contrarier ce
que le Marocain découvre avec délectation : sa liberté, cette faculté non
monnayable qui l’autorise à braver tout et tout le monde.
Le bon sens a abdiqué devant une telle conquête.
Et, tandis que certains caciques de l’ancien régime rasent les murs, le
Marocain, exultant, crie sur les abords du cortège royal « Vive le Roi »,
pensant secrètement, bravache : « Vive le JE ».
L’espoir d’une conscience collective de
ce que devrait être “le bien commun” s’en est trouvé davantage fragilisé, le
cédant à un ego surdimensionné, source des convulsions qui secouent l’espace
marocain.
“C’est mon droit”, “J’ai le droit”, “Je
fais ce que je veux, où je veux, comme je veux, quand je veux” est le nouveau
paradigme, la nouvelle ossature qui charpente cette forme de pensée unique,
anarchique, et structure les comportements déviants qui lui sont sous-jacents.
La morale s’emballe dans les remous de
cette frénésie de l’affirmation du Moi qui évacue de ses impératifs les
contraintes (devoirs et obligations) inhérentes au principe supérieur de
responsabilité.
Système
D. La loi du plus débrouillard
On peut dire qu’une frange non
négligeable de Marocains a acquis le réflexe de “se débrouiller” avec ce qui la
gêne.
Elle ne s’en débarrasse pas. Elle s’en
accommode moyennant quelques arrangements complices et corrompus.
La débrouillardise est érigée en valeur
cardinale qui gouverne ses intentions comme ses projets, ses actes comme la
mentalité qui les anime.
Tout nous gêne. Les lois, les
règlements, les devoirs, les engagements, le respect des autres et de l’espace
social, le présent et l’avenir.
La modernité, sans lendemains, est
jetée en pâture aux appétits les plus immédiats. La corruption est logée dans
l’œil du policier qui vous toise, raide et faussement débonnaire.
Elle est lovée, comme une verrue, dans la main
moite et avide de l’infirmier, du moqaddem, du caïd, etc.
La moralité est saignée de partout. Le
mal enfièvre le pays tout entier.
Alors on redouble d’adresse pour se
mettre à l’abri de ce que dit le droit. Les uns comme les autres se constituent
carnets d’adresses et réseaux d’intermédiaires occultes.
Les uns et les autres valent ce que
valent leurs protecteurs. La loi ne vaut rien, elle. Les passe-droits, le
clientélisme, ont raison d’elle.
Réflexe.
La peur du flic, mode d’emploi
Ailleurs, dans les démocraties, la peur
du flic ou du gendarme traduit la peur des citoyens de contrevenir au droit et
donc de se voir infliger de justes sanctions.
Elle exprime aussi l’intransigeance des
représentants de la loi qui ont mission de l’appliquer équitablement et avec
rigueur. Leur honnêteté, leur civisme engagent ceux des autres citoyens.
Le Marocain, lui aussi, a peur du
policier. Mais son civisme et sa citoyenneté sont enfouis au fond de sa poche
où il tente de dégoter quelques pièces pour le policier qui l’attend, au même
endroit.
Il ne se soucie guère de vérifier s’il
emporte avec lui les papiers de son véhicule. Dieu l’accompagnera de toute
façon dès l’instant où il mettra les pieds dehors.
Et la modernité, dans tout cela ?
Casse-tête, trop compliqué, un truc venu d’ailleurs, de l’Occident, quelque
chose de dangereux, attentatoire à l’authenticité.
Pour leur part, le policier et le
gendarme font une lecture sémiologique tronquée de leurs instruments de
travail.
Le radar portatif est leur filet, une
machine à sous dont chaque prise équivaut à une jubilation.
Dommage parce que le radar, c’est
tellement plus, autre chose. Porté par un agent assermenté, il garantit
l’autorité de l’État en rappelant toute sa rigueur objective à tout
contrevenant.
Et assure, surtout, la sécurité des
usagers de la route. Les contrôles auxquels ceux-ci sont soumis doivent
logiquement les inciter au respect de toutes les dispositions légales.
C’est ainsi que s’appréhende, dans sa
simplicité, le sens “dénotatif” lié au terme radar. Son contenu “connotatif”
est plus étoffé : respect des lois, de la liberté d’autrui, sens des
responsabilités, civisme, courtoisie, autant de traits auxquels renvoient les
fonctions attachées au radar et qui balisent, par leur observance stricte, le
chemin de la citoyenneté.
Chez nous, en “Absurdistan”, nous
sommes bien entendu loin de tout cela.
Automobilistes,
piétons… Société à irresponsabilité illimitée
L’espace public a ses règles. Celles du
vivre ensemble, celles d’une bienséance, d’un savoir-vivre.
C’est ce socle qui fonde la garantie
d’un espace civique, stable, gage d’une société apaisée digne avec ses hommes,
à leur tour dignes de cet espace. Au Maroc, cette réciprocité s’avère un
leurre, à l’examen des occurrences suivantes :
1 Inutile de rouler en voiture en respectant la limitation de vitesse.
Vous essuieriez les foudres de tous les usagers de la route.
2 Ne vous croyez pas en sécurité si vous gardez votre droite. On viendra
vous doubler à votre extrême droite, pour se rabattre devant vous. Un bras
d’honneur sera votre lot, si vous protestez derrière votre vitre.
3 Ne vous avisez pas d’essayer de traverser la chaussée, si vous êtes
piéton. On ne vous laissera pas passer et vous vous entendrez traiter de tous
les noms d’oiseaux.
4 Ne croyez pas que la ligne continue vous garantit la vie. Vous êtes
doublé par des véhicules qui chevauchent allègrement la ligne continue. Et dans
les deux sens : derrière vous et en face de vous.
5 Ne vous placez pas derrière un véhicule arrêté à un Stop. Vous perdriez
votre temps. Le gars, confortablement installé dans son 4X4, a arrêté le moteur
de son véhicule. Lunettes noires, costume trois pièces, manifestement bronzé
aux UV, il téléphone. Il vous foudroie du regard le plus méprisant et continue
son manège, sans état d’âme.
6 Ne levez jamais les yeux au ciel quand vous déambulez en ville.
L’asphalte, aussi bien que les trottoirs, sont souillés de crachats et de
glaires peu ragoûtants.
7 Ne cherchez pas le sens de la queue dans une banque, une administration
ou chez un commerçant. Il n’y en a pas. La file n’existe pas. Elle n’est pas en
profondeur. Elle s’étale sur toute la largeur du comptoir. On pousse des coudes
; on passe au-dessus de vous des documents, des chèques, pour vous voler votre
tour.
8 Ne vous étonnez pas de voir un flic chaleureusement entouré du
contrevenant, de son copain et de ses cousins. Les flics adorent le contact
humain. Les contrevenants aiment se frotter, de très près, aux flics. Les
flics, c’est connu, ce sont des gentils, même flanqués de leurs radars, postés
au bout d’interminables avenues où ils semblent attendre d’autres cousins,
d’autres meilleures grivoiseries.
9 Si vous ne démarrez pas au quart de tour, au feu vert, les autres vous
aboient dessus, en lâchant sur vous leurs klaxons rugissants. C’est que le
Marocain est pressé. Il n’a pas de temps à perdre. Il participe au
développement du pays.
10 Ne croyez pas qu’un sens unique (panneau d’interdiction) vous garantit
la libre circulation.
Le gars que vous rencontrerez,
remontant le sens interdit, ne vous laissera pas le passage.
Il est pressé et n’a pas le temps de
faire le pâté de maison. Alors, il économise son temps, en coupant au plus
court.
Il est prêt à tout. Gare au gourdin que
beaucoup de Marocains planquent dans leurs voitures.
La liste de ces dysfonctionnements et
de ces manquements est longue, malheureusement.
Ce corpus suffit pour illustrer l’étendue du
désastre. La vague d’incivilités ne semble épargner personne. S’il se trouve
quelques-uns à s’émouvoir de ce fléau, rares sont ceux qui joignent les actes à
la parole.
L’indignation n’est pas un sentiment
partagé. Comment pourrait-il en être autrement du moment que l’outrecuidance,
la déviance, le système D, l’obséquiosité, la corruption, sont des traits
largement diffusés dans les esprits, profondément intériorisés ?
Un tel espace public est de toute
évidence malade de lui-même. L’impuissance à juguler cette hémorragie des
normes et des valeurs morales atteste bien que le mal est profond.
Comment expliquer ce désordre, ce chaos
?
Intéressante vue critique ,détachement lucide ,style descriptif de bonne valeur littéraire .
RépondreSupprimerIl est difficile et en même temps intéressant de faire parti de deux cultures opposées.Laquelle choisir ,votre référence est celle avec laquelle vous écrivez .Ecartelement assuré .Vous avez oublié que les sens d'écriture dans les deux mentalités different....droite -->gauche et gauche---> droite
la casbah et la cité Européenne ne sont pas fait pour se ressembler .Moi je prends mon pied dans les deux ,je change la fréquence ,il faut avoir un bon tuning assez facilement dynamique et le tour est joué .
J'avoue m'être régalé dans des passages .En attendant moi je m'amuse avec les abeilles ,elles sont plus intelligentes que les hommes ,et en plus elle me donnent du miel et d'autres substances thérapeutiques .
un petit tour s'impose au :
http://abeille.blog4ever.com
salam Villeneuve d'Ascq en France