jeudi 17 janvier 2013

Ceux qu'on appela "Immigrés"


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Dossier réalisé par Khalil Zeguendi
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Série (10 chapitres): 



1960-1970 : Les travailleurs immigrés marocains : entre douleurs et privations


Un désert d’affection et de culture : Partir, un parcours de combattant

Au début des années soixante, et dès l’ouverture des bureaux de recrutement belges, hollandais et allemands dans les grandes villes marocains et notamment à Tanger et Casablanca, des milliers de jeunes, surtout originaires de la région du Rif, se ruèrent vers les consulat de ces pays, tous situés dans une zone résidentielle de la ville du détroit.



La représentation diplomatique belge, situé à un jet d'arbalète de l'église catholique espagnole, avait pris en charge tant les demandes des entreprises belges que celles émanant des autorités des Pays bas.



L’aménagement au sein de ce consulat, d’installations distinctes des services traditionnels, permettait à l’administration  chargée du volet lié au recrutement de cette main d’oeuvre marocaine, destinée à l’ »exportation », de fonctionner en totale indépendance des services consulaires classiques.



Les milliers de contrats portant le sceau d’entreprises belges et des mines wallonnes en particulier, étaient proposés aux candidats à l’émigration et délivrés à ceux-ci à l’issue de nombreux tests, épreuves et autres entretiens auxquels les candidats étaient soumis.



Il faut reconnaître que le critère le plus déterminant pour  la notation délivrée aux candidats au départ, par les "examinateurs" européens, se rapportait aux seules aptitudes physiques de ces candidats.


Une bonne musculature et une saine denture déterminaient généralement le nombre de points accordés aux postulants.



Une fois ces épreuves « réussies », le détenteur du fameux contrat devait entamer une autre épreuve, de loin plus insidieuse et davantage compliquée que celle à laquelle il fut soumis auparavant.



En effet, l’obtention d’un passeport, sésame indispensable au départ du pays, prenait souvent l’aspect d’un cauchemar, tant les tracasseries administratives, les exigences de garanties et l’indispensable et substantielle "Kawa" donnaient le tournis aux jeunes candidats dotés de contrats de travail et devant au plus vite, rallier leur lieu mine ou leur usine en Europe.       


Obtenir un passeport: un parcours du combattant


Le début des années soixante connut une activité très soutenue en matière de demandes de passeports. 

De nombreux « courtiers » et autres intermédiaires agissaient pour le compte des services de la mairie ayant en charge la délivrance de ce précieux document.


Un véritable réseau d’intermédiaires qui « travaillaient » au vu et au su de tout le monde, proposait son indispensable médiation, tant pour réduire les délais requis à l’obtention d’un passeport que pour aplanir les problèmes rencontrés par les postulants, aux divers niveaux et échelons de la procédure administrative.



 Celle-ci touchait à plusieurs secteurs : l’arrondissement civil, les services policiers, les bureaux des taxes et imposition, les tribunaux ainsi que les divers guichets de l’administration municipale pour l’obtention de multiples extraits de documents, que beaucoup estimaient superflus pour la demande d’un passeport.



Avec comme il se devait un « cadeau » à offrir aux responsables de chacun des services visités.



De nombreux jeunes détenteurs de contrats de travail, exacerbés par tant de tracasseries et d’avidité durent tout simplement abandonner en cours de route faute de pouvoir satisfaire tous les appétits de ceux qui recourraient à de telles exigences.



Des centaines de faux passeports circulaient au sein de ce réseau d’intermédiaires, à telle enseigne que pour solutionner leur problème quant à l’obtention du passeport, certains détenteurs de contrats pour l’étranger, las d’attendre et craignant de perdre la possibilité offerte par l’entreprise belge, se résignaient, moyennant argent sonnant et trébuchant, à acheter un passeport portant le nom de quelqu’un d’autre. passeport sur lequel, l’intermédiaire prenait soin de coller la photo de l’acheteur.



Pour l’anecdote : des dizaines de passeports portant des noms de femmes furent acquis au prix fort par des candidats masculins au départ.



Le premier pas dans l'eau du détroit


Les préposés marocains aux guichets de sorties, chargés de vérifier ces passeports avant l’accès aux ferries, savaient tout cela et moyennant un bakchich allongé par le détenteur du faux passeport, les pandores de la police portuaire marocaine faisaient semblant de ne pas remarquer la supercherie.



Au moment de la présentation de ces passeports aux postes frontière espagnols ou français, certains de ceux ayant acquis ces documents de voyage, portant des noms féminins, omettaient de répondre à l’appel du policier français, de retour avec le paquet des passeports, lorsque celui-ci hélait Fatima ou Aicha.



La semaine précédant le départ du «  contractuel » vers l’Europe constituait la période la plus éprouvante pour les parents du futur « exilé ».



A cette époque,  les marocains vivaient encore une  réalité quasi féodale et leur connaissance des pays de «  derrière l’océan » - entendez l’Europe- était plus qu’anecdotique. 



Pour sa famille, un jeune parti est un jeune "perdu"

 

Pour les femmes des milieux modestes, le départ du fils vers l’un des pays du vieux continent correspondait à une grande plongée de ce dernier, dans une réalité des plus "hostiles".



Ces femmes étaient convaincues que les jeunes Nasraniyates ( Nazaréennes ou chrétiennes, allaient leur voler leur « enfant », dès sa descente du train, tant,  pour ces mères, les Nazaréennes libérées et entreprenantes, "raffolaient" de relations avec les jeunes et « chauds » arabes.



Cette croyance était si bien ancrée dans l’imaginaire populaire marocain qu’il devenait illusoire de tenter de la contredire



Du reste, le principal conseil que ne cessaient de ressasser les mères à leur fiston candidat au départ,  revenait souvent à cet aspect considéré comme  le plus grave des multiples "dangers" menaçant le jeune fils en partance pour l’Europe



Les jeunes filles: des candidates au mariage avec le jeune immigré 



Le jeune détenteur du contrat, du passeport et du billet du voyage vers l’Europe était pour ainsi dire, au centre de toutes les attentions et des prévenances, tant de la part de son entourage familial élargi, que de la part de ses amis du quartier.



Et il n’était pas rare que durant les derniers jours le séparant du grand plongeon, le candidat au départ, reçoive de manière discrète des petits messages de ses amis et connaissances, lui rappelant, au cas où il l’aurait omis,  toute l’amitié que ces derniers éprouvaient depuis toujours, à  son égard.



 Il allait sans dire que l’allusion à l’envoi de l’ascenseur via un contrat de travail était la lecture qu’il fallait faire, entre les lignes, de ces messages.   

Les jeunes filles des milieux modestes du quartier se découvraient soudain des accointances et des affinités avec les sœurs du jeune en partance pour l’Europe.



Et toutes les occasions étaient bonnes pour  échanger quelques mots avec les jeunes sœurs ou la maman, au « hasard » d’une rencontre fortuite au hammam du quartier ou chez l’épicier du coin.



Ces contacts établis ou "renforcés" avec la gente féminine de la famille du jeune candidat à l’émigration se poursuivaient de manière plus structurée et davantage fréquentes après le départ de ce dernier.



Les passeurs, de véritables tyrans


Pour les « touristes «  arrivés sans autorisation de séjour en Belgique, la traversée de l’Espagne et de la France n’était pas affaire aisée.



Les passeurs ou plus exactement les navetteurs qui proposaient leurs services aux jeunes marocains tentés par un départ pour l’Europe, prodiguaient de multiples conseils à leurs « clients ».



Il faut signaler au passage, que ces candidats au départ devaient s’acquitter du montant exigé par le navetteur avant de prendre place dans le bateau devant rallier la ville de Tanger à l’Espagne.



Ce montant, réglé en Pesetas ou en anciens francs français devait couvrir l’ensemble des frais inhérents au voyage.



Parmi les mesures de prudence, prodiguées par le passeur à sa clientèle, celle consistant à se munir d’un billet de train destiné au « retour », figurait parmi les plus importantes à observer.



Ce billet qui ne sera jamais utilisé, encore moins remboursé, constituait une preuve à exhiber à la police des frontières, quant aux intentions du voyageur concernant  sa démarche visant un séjour touristique court et provisoire en France ou en Belgique.



 La seconde précaution, indispensable à observer résidait dans la possession de sommes d’argent susceptibles d’accréditer la démarche « touristique «  du candidat à un séjour clandestin et prolongé en Europe.



Ces milliers de pesetas ou d’anciens francs français étaient destinés à être présentés aux pandores des frontières de ces deux pays, comme gage de bonne foi du touriste se dirigeant vers la Belgique, pour "rendre une visite aux membres de sa famille séjournant régulièrement dans ce pays" et dont il fallait disposer de la photocopie de la carte d’identité afin d’éviter toute suspicion douanière.



Il n’était d’ailleurs pas rare que, de connivence avec les navetteurs, des policiers aux frontières, refoulaient certains passagers pour différents motifs.



Ces refus d’autoriser les touristes à pénétrer en territoire espagnol ou français faisaient partie d’un plan concocté par les navetteurs et les policiers, plan destiné à soutirer un bakchich non négligeable à ces pauvres candidats à l’émigration.



Devant ces refus et les « conseils désintéressés » de leur passeur, ceux-ci n’hésitaient pas à « faire cadeau » d’une bonne partie de leurs économies aux gardes frontières, décidés à les renvoyer vers leur pays d’origine.



De temps à autre, les navetteurs, prétextant des frais supplémentaires, encourus pour une prétendue panne de leur véhicule, réclamaient des suppléments en argent sonnant et trébuchant aux pauvres quidams, incapables dans leur situation, de refuser ce genre d’exigence. 



Cette pratique avait souvent lieu lors d’un changement de passeur, intervenant en cours de route.  

De fait, il était fréquent que les navetteurs conviennent entre eux d’un lieu situé en France ou en Espagne, pour opérer des transbordements de voyageurs.



Et c’étaient souvent les nouveaux passeurs, ayant reçu partie de la cargaison devant continuer la route, qui recouraient aux augmentations plus que sensibles des tarifs convenus au départ, prétendant arbitrairement, que tels étaient les accords conclus avec le précédent passeur, leur ayant fourgué sa cargaison humaine, destinée aux entreprises européennes.



Toutes ces vicissitudes et bien d’autres humiliations et arnaques, les candidats au départ vers l’Europe devaient les subir sans broncher ni protester, de peur de se voir abandonnés à leur propre et triste sort, dans des contrées qui leur étaient inconnues.



Ces pratiques nauséabondes, bien que répercutées auprès des dizaines de milliers de candidats au départ vers l’Europe, ne décourageaient en rien ces pauvres bougres, pour qui aucune autre solution à leur situation de misère et  de dénuement, ne pouvait se substituer à ce rêve tenace et obsessionnel que constituait l’aventure européenne.



Les familles des candidats à l’exil ne lésinaient pas sur les moyens pour aider leurs jeunes fils à partir. 

Les mères y allaient de leur bijoux si chèrement acquis ou reçus comme dot, offerte lors du mariage et sensée ne faire l’objet d’aucune transaction.



Les pères, eux, devaient très souvent recourir à des emprunts auprès de connaissances ou d’amis pour augmenter les ressources financières de leurs jeunes enfants candidats à ce plongeon dans l’inconnu.



Beaucoup durent hypothéquer leur maison, leur lopin de terre ou leur champ, pour parvenir à concrétiser ce rêve, se disant que de toute façon, l’argent qu’ils récolteraient en Europe en un temps record, permettra à coup sûr de récupérer leur bien hypothéqué.

                

Pour ceux qui avaient déjà fondé une famille, il fallait également penser aux enfants restés au pays.



Car, au-delà de cette déchirure sentimentale occasionnée par la séparation, le père se devait de confier à sa jeune épouse une partie des économies dont il disposait pour lui permettre de veiller pendant son absence, à la couverture des besoins de la petite famille.



Beaucoup d’immigrés marocains de cette génération me racontaient avoir d’abord essayé de passer par la filière »officielle » des contingents sélectionnés par les services consulaires et patronaux, présents au Maroc pour cette opération,  mais furent recalés en raison de  leur statut de père de famille.



Les recruteurs ne retenaient que les célibataires comme candidats au départ pour la Belgique. 

Nombre d’entre eux durent recourir à des formules moins honnêtes et plus tortueuses pour effectuer quand même ce départ.



Abdeslam, marié à cette époque et père de deux enfants, paya le prix fort au Mokaddem (chef du quartier) de quartier, pour se voir délivrer un document attestant de son célibat,  document qu’il utilisa pour l’ensemble des opérations nécessaires à l’obtention des documents requis pour le départ pour la Belgique. 



Beaucoup, d’ailleurs firent comme lui et régularisèrent bien plus tard leur situation au Maroc par le truchement d’un paiement à l‘administration de l’état civil. 

Celle-ci effaçait les traces de leur mariage conclu avant le départ vers la Belgique et procédait à l’enregistrement d’un nouveau mariage.



Ainsi allait le Maroc à cette époque et il faut bien avouer que ce système de corruption et de passe droit, même s'il a changé dans les formes, a encore et pendant longtemps de beaux jours devant lui.



Il va sans dire que durant la traversée de 3 jours vers la Belgique, les passagers des camionnettes des navetteurs, serrés comme des sardines, ne pouvaient en aucun cas déroger au » règlement » draconien établi par le chauffeur.

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Le Maroc ne fut jamais autant isolé...